...

mardi 5 février 2013

Correspondance avec un sycophante

 
Ce fut alors qu’il prit le pseudonyme de Dziga Vertov. Dziga, dérivé d’un mot ukrainien désignant la poupée, signifie roue qui tourne sans cesse, et s’apparente aussi au mot tzigane.
Georges Sadoul, Histoire générale du Cinéma,
T. 5, Vol.1, Paris, 1984, p.285

дзиґа [dzyga] toupie
Dictionnaire ukrainien-français,
Kyïv, 1963, p.176


La morgue impériale, hautaine et imbécile, se révèle parfois chez des gens dont on s’attendrait à de toutes autres... positions*. Cela est vrai en Russie – on connait le mot de Vynnytchenko disant que « La démocratie russe s’arrête là où commence la question oukraïnienne » – cela n’est pas moins vrai en France. (Cela est sans doute vrai aussi en Grande Bretagne, mais je connais mal le monde anglo-saxon.)

Cette fois j’illustrerai mon propos sur l’exemple d’une polémique datant d’il y a six ans. Le ton de mon intervention est un peu brusque, je m’en rends bien compte, mais je déteste que l’on s’attaque à des êtres qui me sont chers. Surtout lorsque cela est fait par l’ignoble moyen de la délation.
Le point de départ fut parfaitement insignifiant. Fin novembre 2006, la Cinémathèque de l’Université Censier-Paris III organisait une rétrospective du cinéma soviétique. Le 21, un mardi, devait être projeté le film « Arsenal » du cinéaste oukraïnien bien connu, Oleksandr Dovjenko. Le programme précisait que la séance commencera à 17h, que le film est de 1929, qu’il dure 1h40, que l’acteur principal en est S. Svachenko, et quant à l’origine… il s’agissait de la Russie. Comme c’était un professeur de cette université qui faisait part du programme par le truchement d’une lettre circulaire pour slavistes, c’est à lui qu’allèrent les messages de mécontentement oukraïniens. Celui-ci répondit, notamment à la lettre d’une extrême politesse de Iryna Dmytrychyn-Bonin. Cette amie m’a fait suivre la dite réponse, me demandant si je voulais bien y réagir.
Je l’ai, bien sûr, fait. Tout particulièrement à cause de cette indication que l’on trouve à la fin de la lettre du Prof. Kristian Feigelson : « copie à l’INALCO ».
Soljenitsyne ne disait-il pas que « Le pays doit connaître ses délateurs » ?
 
Le 24/11/06, Oles Masliouk <oles***@**********> a écrit :

Chers amis, 

C'est avec un grand intérêt que j'ai lu votre récente correspondance. Partie d'une erreur de toponymie si habituelle en France (les Français sont connus pour mal connaître la géographie), elle a permis au professeur Kristian Feigelson de développer des arguments qui méritent à mon sens quelques mots de commentaires. 

Il faut être très français pour dire d'un film traitant d'un épisode de l'Histoire ukrainienne, produit et réalisé en Ukraine par un cinéaste ukrainien - qu'il est russe. Monsieur Feigelson finit par reconnaître l'erreur ("je ne suis pas responsable de la rédaction du programme"), à contre cœur. 

Mais M. le Professeur est spécialiste de cinéma et n'est donc pas sensé savoir que les années vingt en Ukraine (soviétique) sont celle de l'"ukraïnisation", qu'Oleksandr Dovjenko, l'ex-soldat de l'UNR, fut membre du VAPLITE et l'un de ses rares survivants. Que cette époque est appelée la "Renaissance fusillée" parce que les neuf dixièmes des intellectuels ukrainiens (soviétiques) seront passé par les armes en 1934 pour "nationalisme ukrainien". Que pour survivre il fallut "pleinement servir les intérêts de l'Etat soviétique" et même devenir "l'apôtre de la collectivisation". Que depuis lors l'Ukraine (soviétique) sera peuplé d'hommes-qui-ont-peur.  

Ignorant tout cela M. le Professeur peut à loisir vous conseiller de ne pas "revendiquer" Dovjenko, et même émettre des jugements historiques (puisqu'il ne connaît ni la biographie de Dovjenko, ni l'Histoire ukrainienne) : "Que vous en faites après une lecture a postériori purement nationaliste et hagiographique me semble une contre-vérité historique dans la justification d'intérêts imbéciles comme tous les nationalismes." 

Il semblerait que M. le Professeur n'aime pas les nationalismes. Mais tout particulièrement le nationalisme ukrainien. Et puisque vouloir rectifier une erreur (grossière) est le signe certain de "nationalisme", je profite de l'occasion pour certifier du mien : 

"Dovjenko comme Paradjanov appartiennent à la "nationalité" des cinéastes qui comme on le sait, deviennent "apatride" dans la finalité plus universelle du cinéma !"

La logique est séduisante : si Dovjenko est universel, c'est qu'il n'est pas ukrainien. Et s'il n'est pas Ukrainien... c'est qu'il Russe ! Dostoievsky ne disait-il pas que "l'homme russe est l'homme universel (vsietcheloviek)" ?  

Mais... et Paradjanov ?
"Ne pas oublier que Paradjanov a été jugé et emprisonné en Ukraine à la suite de ses films tournés en partie dans les studios Dovjenko à Kiev" - croit bon rappeler M. le Professeur. Nous saisirons plus clairement sa pensée dans un autre passage de la correspondance : "Et sans oublier plus tard Paradjanov (puisque vous parlez de la Géorgie) qui a été emprisonné par les ukrainiens après avoir travaillé au studio de Kiev !" Ce sont donc les Ukrainiens qui ont emprisonné Paradjanov ! Nationalistes ukrainiens, on peut le supposer... 

Hélas ! M. le Professeur de cinéma s'est laissé prendre aux charmes du "montage". Dans la veine du grand truqueur Eisenstein. (Ou dans celle de Dziga Vertov.) Il a "monté" la vie de Sergei Paradjanov selon les besoins de son scénario "internationaliste". Or Sergei Iossipovitch, le merveilleux cinéaste, a déjà fait de sa vie - un chef d'œuvre. Et parlant de cet épisode tragique (quatre ans de taule) il faisait un bon mot : "Je suis un Arménien né à Tbilissi que l'on a interné dans une prison russe pour nationalisme ukrainien". 

Comme les juges de Paradjanov, M. Feigelson n'aime pas les nationalistes. M. le Professeur fait mieux, il menace : "Le rôle de l'Université en tout cas n'est pas de relayer des cautions nationalistes". Bien sûr que non ! La chose est entendue : le rôle de l'Université (française) est de répandre la propagande impérialiste ! (Voir au besoin le cas de Mme Lacroix-Riz). Et tant pis pour les faits, comme disait le camarade Staline. 

Oles Masliouk, traducteur (nationaliste) 

UNR - République Démocratique Ukraïnienne. Désignation officielle de l'Ukraine indépendante entre 1917-1918 et 1919-1920.

VAPLITE - Académie Libre de Littérature Prolétarienne. Organisation littéraire ukrainienne crée par Khvylovy en 1926 et dissoute par Staline en 1928.

TBILISSI - Capitale de la Georgie.

Copie - IRCAV, Université Paris III
 
 __________________________________________________
 
 



 

_________________________________________________________________


* Ayant rencontré à plusieurs reprises M. Feigelson à la maison de mes parents (qu’il fréquentait), je l’ai toujours trouvé d’un commerce agréable et l’idée ne me serait pas alors venu que j’avais devant moi quelqu’un capable, en d’autres circonstances, de cette fatuité qu’ont ceux qui pensent avoir du pouvoir vis-à-vis ceux qu’ils pensent n’en avoir pas. Une déception, une parmi d’autres.



 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire